Errance(s) désActualisée(s) dans le Monde contemporain

Il est commun de lire et d’entendre un peu partout que notre monde est anarchique, celui du désordre mondial, de l’instabilité quasi permanente, de la violence du far west, un monde d’insécurité, un monde de barbares et de barbarie qui prétendent être des nations et des peuples civilisés, un monde de l’état de nature.

Aussi, il est entendu que l’Homme est un loup pour son semblable, qu’il est mu de motivations prudentielles, de rationalité instrumentale, presque sempiternellement en quête d’assouvissement de ses désirs (de puissance, de pouvoir, de jouissance) ou de satisfaction de ses intérêts égoïstes (du Moi triomphant), cet Homme-là est un animal politique bien plus qu’un agent social et moral, cet Homme hobbesien est définitivement davantage amoral qu’immoral.

Ces deux visions, durant le mois de juin, j’ai essayé d’y réfléchir au regard de notre contemporanéité et en me plongeant par exemple dans notre mémoire. Et j’en suis arrivé à la temporaire conclusion que ce sont des mythes. Le monde n’est pas anarchique ou de l’état de nature, l’Homme n’est pas hobbesien.

Le monde n’est pas anarchique parce qu’il est simplement plus ordonnancé que l’on le croit ou que les actualités médiatiques nous le présentent. Dans celles-ci, nous avons des guerres, des haines, des massacres, des sauvageries en barbarie-mondial-land. Loi de la jungle, loi du plus fort, un monde d’insécurisation et d’insécurité, les actualités médiatiques comme plusieurs recherches l’ont souvent montré ont tendance à construire une réalité un peu beaucoup exagérée voire à présenter un réel de fiction ou science-fictionnel.

 

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« L’égalité souveraine entre États, principe avancé comme fondateur du monde contemporain depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, n’a jamais fait illusion. En dépit de vagues de décolonisation successives, malgré les grandes heures du tiers-mondisme ou des nationalismes au Sud, c’est bien le principe hiérarchique qui a prévalu dès le début de la guerre froide. Le cadre bipolaire, d’abord, a imposé de facto la supériorité des deux superpuissances coresponsables du nouveau système international (la France et la Grande-Bretagne l’ont expérimenté à leurs dépens lors de la crise de Suez en 1956). Le mécanisme onusien consistant à doter cinq membres permanents d’un droit de veto, ensuite, gravait dans le marbre la supériorité politique de certains États sur d’autres.

La construction lente d’un monde post-guerre froide, passé l’illusion unipolaire des années 1990, installe désormais des pratiques nouvelles, déployées dans des lieux inédits, et mettant aux prises des acteurs multiples. Les nouveaux multilatéralismes régionaux ou globaux, les clubs à géométrie variable (G8, G20…), l’irruption d’acteurs issus de la société civile invités de ces cercles ou perturbateurs de leur fonctionnement ont changé la donne internationale. Ont-ils corrigé les inégalités entre États en introduisant de nouveaux mécanismes susceptibles de mieux entendre la voix de chacun ? Ou ont-ils perpétué, voire accentué, le principe inégalitaire ?

 

De la hiérarchie mondiale à la multiplication des clubs : l’inégalité comme principe de fonctionnement »

Charillon, F. (2017). Une société internationale fortement hiérarchisée. Dans : Bertrand Badie éd., Un monde d’inégalités (pp. 60-72). La Découverte.

 

 

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Oui, il y a des conflits et des injustices, des inhumanités dans le monde, mais la guerre de tous contre chacun n’est pas le réel commun et global, au contraire. Ce qui est réellement, c’est un monde ordonnancé par une multitude de normes et de principes construisant et imposant l’être et faire humanité. Ces normes sont juridiques, morales, elles sont des pratiques culturelles et des croyances en des valeurs qui ont ceci d’intéressant qu’elles sont universelles et comprises par chacun comme telles (la dignité humaine, le principe de dignité humaine) – comme l’autre disait un simple relevé anthropologique le démontre (certains notions comme celles relatives à la nature humaine sont universelles et comprises dans les mêmes significations par tous, et oui si le monde est diversité c’est parce que nos expériences de liberté, d’égalité, exprimant notre rapport particulier au monde sont plurielles sans toutefois que ce que nous entendons tous par dignité humaine ne soit remis en cause – le principe de dignité étant celui qui fonde tous les droits subjectifs).

La preuve, à chaque massacre nous sommes choqués par cette barbarie, et si nous la qualifions tous comme telle c’est parce que nous reconnaissons d’abord individuellement et ensuite collectivement que ce n’est pas humanité, la barbarie nie le principe de dignité humaine. Alors nous réclamons à la fois cessation du massacre et justice.

Cessation comme un arrêt de cette irrationalité qu’est le massacre (irrationnel en tenant compte des deux lois fondamentales de l’humanité : loi de réciprocité et loi d’universalité).

Justice pour les criminels et les victimes, justice pour restituer la norme et le principe d’être et faire humanité, justice pour que par la sanction (la punition) les responsables soient non seulement restitués dans leur humanité mais aussi que les victimes puissent être restituées dans leur humanité abîmée par l’acte criminel (et c’est seulement avec cette restitution de la victime, replacer dans l’humanité, qu’il lui est possible de prendre les chemins si difficiles de la guérison).

Car sanctionner, punir, c’est avant tout comme Hegel le disait replacer le criminel dans l’humanité en lui reconnaissant sa raison, son autonomie de la volonté, sa capacité donc à assumer les conséquences de ces actes mais aussi à le placer dans un espace de possibles dans lequel il peut se mettre sur les chemins de la rédemption (pour Kant la punition remplit principalement de sanction de l’acte interdit, elle ne peut donc en premier lieu être eudémonique ou téléologique, sauf que le kantisme n’exclut jamais une considération conséquentialiste, c’est-à-dire qu’elle n’écarte pas l’idée que la punition ou l’action morale puisse être faite en intégrant l’atteinte de fins possibles, seulement ce n’est pas cette considération qui doit fonder l’action morale, il y a donc chez kant une théorie morale incorporant en de proportions variables déontologisme et conséquentialisme, mais en axant l’essentiel sur le déontologisme, durkheim n’en dirait pas moins lorsqu’il montre bien dans sa théorisation de la sanction et la morale qu’il est impossible qu’une action morale – la sanction – se fasse uniquement selon des raisons morales ou exclusivement selon des considérations instrumentales ou prudentielles, de fait les uns combinent les autres). 

Ainsi du point hégélien (cf. sa philosophie du droit) la sanction est l’humanisation même d’un être ayant agi comme un non-humain puisque ayant nié à l’autre la même appartenance que lui à la commune humanité, c’est-à-dire de tous les êtres doués de raison – loi d’universalité kantienne.

En droit, le débat philosophique sur la question de savoir si la commune humanité fondée sur l’être doué de raison exclut les malades mentaux, le bébé, bref les personnes n’ayant pas la capacité d’exercer leur raison – donc ne pouvant pas dans ce sens kantien appartenir à l’humanité, a été clarifié depuis un moment : tous les êtres humains sont supposés du simple fait de leur nature humaine être doués de raison, même s’ils la perdent ou ne sont pas en mesure de l’exercer.

Je te dirais que c’est simplement le bon sens même, cela empêche certains actes de déshumanisation ou d’infrahumanisation, par exemple comme il a été le cas chez les Lumières de considérer que certains êtres humains vus comme des primitifs ou des sauvages n’étaient du fait de cet état pas entièrement des Hommes – mais des sous-Hommes qui pour accéder à l’Humanité devaient être impérativement civilisés d’où notamment la mission civilisatrice du colonialisme. Ces sous-Hommes attendaient donc dans l’antichambre de l’Humanité, c’est pourquoi ils ne pouvaient être traités comme semblables de Hommes défini de façon ethnocentriste, d’après une conceptualisation de la modernité (opposition entre sujet et objet) créant un schisme entre croyances et savoir (Latour l’a montré nous n’avons jamais été modernes dans ce sens-là), une artificialité un peu absurde parce que tout simplement les croyances tiennent une place essentielle dans le savoir – l’obsession logico-rationnelle est ainsi une vraie connerie ou un mensonge à soi-même, le savoir est imprégné de croyances (idéologiques, sociales, culturelles, etc.).

La logique est un arbitraire selon des préférences et en soi ne veut rien dire en dehors du cadre symbolique ou le présupposé commun dans lequel il est conçu. La logique dit un procès dans l’intériorité du sujet, un cheminement. Certaines logiques ne produisent aucun sens en dehors de leur cadre particulier de compréhension, certains rationnels sont proprement illogiques en dehors du cadre symbolique, il faut donc nécessairement relativiser la toute-puissance logico-rationnelle comme vérité (absolue). 

 

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« La vérité ne doit donc être conçue ni dans une perspective ontologique-objective, ni dans une perspective formaliste-subjective, mais comme un processus de vérification de l’être lui-même : elle est ce mouvement grâce auquel l’être se pose comme pensée et la pensée comme être. La Logique décrit le procès au cours duquel s’établit la pleine identité – mais cette identité n’a de sens que comme procès : elle n’est ni donnée, ni achevée ou achevable – du tout de l’être et du tout de la pensée.

Chez Hegel, une telle identité processuelle correspond exactement à ce que désigne le terme « idée », et c’est pourquoi la logique est la « science de l’idée pure ». Ceci explique aussi que Hegel puisse qualifier les pensées qui forment son contenu de « pensées objectives » : une telle dénomination indique en effet que la pensée n’est pas le fait d’un sujet déchiffrant l’objectivité du réel, mais l’acte même de celui-ci. Par conséquent, la logique « contient la pensée dans la mesure où elle est tout aussi bien la Chose en soi-même, ou la Chose en soi-même dans la mesure où elle est tout aussi bien la pensée pure » ; car « ce qui est en soi est le concept, et le concept [est] ce qui est en soi.

La vérité spéculative est donc un processus logico-ontologique : elle s’identifie à l’automouvement du concept, mais celui-ci est le mouvement même de l’être. Ainsi, l’objet ou le contenu véritable de la Logique, c’est l’identité en procès de l’être et du concept, de la Chose même et de la science.

En un sens, cette identité est présupposée. En effet, la Logique se situe dès le départ au-delà de « l’opposition de la conscience », ce qui signifie qu’est d’emblée écartée l’opposition entre sujet et objet qui structure les représentations modernes du connaître.

Mais, en même temps – selon la structure exposée par la logique de l’essence – cette présupposition de la Logique a à être engendrée par elle.

C’est pourquoi la Logique objective se définit comme « l’exposition génétique » du concept, objet de la Logique subjective. Et l’idée, « l’idée logique », est le concept de ce concept ou le penser de cette pensée : elle est l’identité subjective-objective de la logique « objective » de l’être et de l’essence et de la logique « subjective » du concept. Mais, encore une fois, cette identité n’est jamais définitivement atteinte. Elle est « essentiellement processus», ce processus étant celui de l’acheminement incessant de l’être vers son concept et du concept vers l’être :

ni l’idée en tant qu’une pensée simplement subjective, ni simplement un être pour lui-même ne sont le vrai […] l’idée n’est le vrai que par la médiation de l’être, et inversement l’être ne l’est que par la médiation de l’idée .

 

Le propre de la Logique n’est pas de faire abstraction de tout contenu, mais plutôt d’engendrer son propre contenu par les seules ressources de son dynamisme processuel :

La logique est, sans contredit, la science formelle, mais [c’est] la science de la forme absolue qui est dans soi totalité et contient l’idée pure de la vérité elle-même. Cette forme absolue a en elle-même son contenu ou réalité ; le concept, en tant qu’il n’est pas l’identité vide, triviale, possède, dans le moment de sa négativité ou du déterminer absolu, les déterminations différenciées ; le contenu n’est absolument rien d’autre que ces déterminations de la forme absolue : le contenu posé par elle-même, et par conséquent aussi conforme à elle.
Résumons. Le contenu de la Logique n’est ni l’être, ni l’être pensé (le concept), c’est le processus grâce auquel, de lui-même, l’être abstrait se hisse à la fluidité du concept spéculatif. Il serait donc erroné de croire que l’idée logique, qui est la pensée de cette identité en mouvement de l’être et du concept, puisse être isolée pour elle-même comme un « résultat » coupé du procès dont elle résulte.
Le caractère processuel de la Logique implique au contraire que l’on écarte l’opposition stéréotypée du contenu (l’être) et de la forme ou de la méthode (le concept). L’ultime chapitre de la Logique a précisément pour thème cette indissociabilité de la « méthode » et du « contenu ».
De la méthode, Hegel écrit qu’elle est « l’âme et substance » de tout contenu, donc « la méthode propre de chaque Chose même, parce que son activité est le concept » : elle n’est donc pas une forme extérieure mais, si l’on ose dire, la forme intérieure de ce qui est pensé dans la pensée. Aussi ne peut-on pas se contenter de lire ce chapitre « méthodologique » pour savoir ce qu’il en est de la « méthode » hégélienne ! Car, si la méthode est la forme du dire du contenu, elle est aussi le tout de ce dire : ce qui rejoint le sens premier du mot grec methodos : itinéraire ou cheminement.
C’est donc parce qu’elle est spéculative que la philosophie (et d’abord la Logique) a à être dialectique. Mais il est tout aussi vrai, réciproquement, que c’est parce qu’elle est dialectique que la philosophie peut être spéculative, car le spéculatif, comme l’explique l’Introduction de la Science de la Logique, s’ordonne à la dialectique qui l’instaure en sa nécessité. A vrai dire, discuter du primat du dialectique ou du spéculatif apparaît vain à la lumière du dernier chapitre de la Logique, qui établit leur stricte coextensivité.
En effet, le moment « dialectique » du procès logique comporte deux aspects qui, respectivement, l’opposent et le nouent au moment « positivement rationnel », spéculatif. La dialectique est d’abord la négation de l’immédiat ou du positif, négation qui, tout à la fois, abolit celui-ci et, parce qu’elle le présuppose, le conserve.
Ensuite, en tant que négation de cette première négation, la négativité proprement dite est « la dialectique posée d’elle-même », donc l’actualisation du spéculatif.
 Les déterminations de l’être et de l’essence, ainsi que les structures processuelles qui les engendrent (le passer et le paraître), doivent être comprises comme des « explications » partielles du concept. En soi, donc, toute la Logique est une logique du concept, et les diverses déterminations qu’elle produit sont une exposition de celui-ci « à partir du dehors ».
Mais ceci n’est vrai qu’en soi ou, dans le vocabulaire de la Phénoménologie de l’Esprit, que « pour nous », aussi longtemps que cela n’a pas été explicitement établi par une relecture du procès logique entier sous la raison du concept, ou plus exactement de l’idée.
Or cette « seconde lecture » systématique, seule la « première lecture », celle qui suit pas à pas les processualités partielles de l’être, de l’essence et du concept, la rend possible et la justifie. Ce qui signifie que la logique se présuppose nécessairement elle-même : comme système, elle présuppose son procès ; comme procès, elle ne fait sens que du point de vue de la totalité systématique, du point de vue de l’idée.
De même que le concept n’est pas l’œuvre d’un sujet, mais la subjectivité même, l’idée n’est pas l’idée de« quelqu’un » sur « quelque chose » ; les deux premières sections de la logique du concept ont définitivement récusé une telle manière de voir. « Sujet-objet », l’idée l’est au sens où elle est acte de soi : elle nomme le procès grâce auquel le réel et la pensée s’engendrent simultanément, le procès instituant l’être comme concept et le concept comme être. Elle résume ainsi le propos de la Logique comme ontologique.
Il faut donc admettre que le hégélianisme est loin de professer un « réalisme de l’idée » ; car c’est bien autre chose de dire que l’idéalité est la réalité véritable (thèse « idéaliste ») et de prétendre que l’idée est l’idée du réel (thèse de Hegel). Nonobstant les déclarations de Hegel lui-même, sa philosophie n’est pas un idéalisme ; ou du moins, si elle l’est, c’est en un sens inédit, qui conjoint la radicalisation de l’idéalisme (« rien n’est réel sinon l’idée ») et celle du réalisme (« l’idée n’est rien si elle n’est pas »). »
Kervégan, J. (2012). « La science de l’idée pure ». Archives de Philosophie, tome 75(2), 199-215.

 

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« La question abordée en tête du livre est assez imposante. Car c’est le fond même de la
rationalité occidentale qu’elle vise : Qu’est-ce que la science ? D’où lui vient son
pouvoir sur le monde ?

Ici, traditionnellement, nous dit I. Stengers, deux thèses s’affrontent : pour les uns, qu’on peut appeler les philosophes «classiques», les sciences sont par nature différentes des autres savoirs, car seules elles ont le pouvoir de convoquer des vérités universelles ; pour les autres, les philosophes post-classiques (faut-il les appeler «romantiques» ?), les sciences ne sont que de simples conventions d’interprétation produisant en une époque donnée l’illusion de leur universalité auprès de leurs zélateurs du moment.

À l’origine de ce second point de vue, ou plus exactement de sa réhabilitation, I. Stengers mentionne la figure emblématique de l’historien-épistémologue Thomas Kuhn qui, il y a maintenant plus de trente ans, a proposé sa théorie devenue aujourd’hui fameuse des «paradigmes».

Rappelons-en brièvement le fin mot : les scientifiques, prétendait Kuhn, ne travaillent pas en toute liberté intellectuelle, comme certains se plaisent parfois à le dire, mais toujours à l’intérieur de «paradigmes», c’est-à-dire de modèles théoriques et pratiques qui délimitent (sans qu’ils en soient bien conscients) le champ des questions qu’ils sont en mesure de se poser et de trouver judicieuses.

De ce fait, il est impossible de construire une position tierce, «hors paradigme», d’où évaluer les mérites respectifs d’interprétations rivales qui appartiennent à des paradigmes différents (thèse dite de la non-commensurabilité). Avec Kuhn, le loup du relativisme s’était introduit subrepticement dans la bergerie de la science dure et il allait commencer à y dévorer quelques certitudes duveteuses.

En Angleterre (autour du «programme fort» de David Bloor), puis en France (sous
l’influence de Bruno Latour et de Michel Callon), la leçon kuhnienne allait recevoir un
écho amplifié et transformé. Les épistémologues liés à ces nouveaux courants (dont P.
Feyerabend, disparu l’année dernière, s’est montré un franc-tireur extrémiste ; p. 45-48)
ont en commun, comme nous l’explique I. Stengers, de rejeter définitivement l’idée que
le positivisme, même sous une forme rénovée (grâce aux soins de Karl Popper
notamment), puisse faire office de langage de description acceptable de l’activité
scientifique.

Car, comme ils ont cherché à le montrer avec plus ou moins de bonheur, le scientifique au fond de son laboratoire, loin d’être l’individu rationnel et parfaitement méthodique qu’idéalisent les scientistes (du moins les scientistes tels que les idéalisent eux-mêmes les anti-scientistes), est d’abord le membre d’une communauté humaine avec l’inévitable aspect «social» (comme on dit) et les inévitables «ratés«, «impuretés», «influences« et «bricolages» que tout cela présuppose. Par souci de réalisme et, tout bêtement, par principe méthodologique, la nouvelle anthropologie des sciences s’est donc fondée sur l’idée qu’il était possible a priori (et jusqu’à preuve du contraire) «d’étudier la science à la manière d’une entreprise sociale comme une autre, ni plus détachée des soucis du monde, ni plus universelle ou rationnelle qu’une autre« (p. 11).

Ce pragmatisme agnostique a toutes les chances d’être compris par ceux qui n’en
partagent pas la sensibilité païenne, comme une agression caractérisée à rencontre de
la Science (avec un grand S), une sorte d’acte blasphématoire à la fois gratuit et
dangereux, d’autant plus inacceptable qu’il repose, à bien y regarder, sur une série de
paradoxes et de mises en abîme qui donnent vite le tournis et ont tendance à dissoudre
le sol sur lequel ils s’élèvent.

Quel est en effet le statut de vérité d’un discours sur la science qui ne reconnaît pas à la science son statut de vérité ? D’où cela parle-t-il pour être «vrai» ? (d’ailleurs, cela «veut»-il seulement être vrai ?) Où cela trouve-t-il finalement son fondement ? Son extériorité fondatrice ? Cet argument-boomerang par lequel ironiquement, la relativisation de la science est retournée contre son propre manque de fondement (argument qui. Stengers appelle de «rétorsion«) , a par exemple été adressé à maintes reprises à l’anthropologie des sciences latouro-callonnienne, notamment, par François-André Isambert («Un programme fort en sociologie de la science?», Revue française de sociologie, 26, 1985, P- 502) et, sous une forme sensiblement plus affectueuse, par Francis Chateauraynaud («Forces et faiblesses de la nouvelle anthropologie des sciences«, Critique, 529-530, 1991).

Foyer incandescent : il n’est qu’à voir l’âpreté du débat qui s’est engagé dès la fin des années quatre-vingt dans le seul domaine de la sociologie entre la tribu des constructivistes fous (déconstructionnistes maniaques, antihumanistes déclarés et autres démolisseurs des réalités les plus dures) et le clan de ceux qui s’érigent en farouches gardiens du temple réaliste (s’écriant en montrant leur pied qu’on ne saurait mettre en doute «quand même» que c’est un pied «bien réel»).

Foyer, quoiqu’il en soit, qui aura donné l’occasion à une troisième frange de
chercheurs de se montrer particulièrement «en pointe» en proposant (comme de bien
entendu) de tracer une «troisième voie» entre les deux premières, une voie du
«dépassement» des positions extrêmes et/ou une voie de leur renvoi dos à dos : le
réalisme jugé aussi irréaliste que le constructivisme ; l’hypothèse que nous sommes tour
à tour et selon les situations, réalistes et constructivistes, etc.

Pour ne donner qu’un exemple de ces façons ingénieuses de «dépasser» le problème, on peut évoquer le récent travail d’A. Desrosières sur les statistiques (La politique des grands nombres, Paris, La Découverte, 1993 ; cf. le commentaire de D. Georgakakis dans Politix, 25, 1994). Isabelle Stengers se situerait à tout prendre dans ce troisième peloton (d’où le vif intérêt de son ouvrage) : jouant de sa double compétence de scientifique de laboratoire et d’agrégée de philosophie, elle propose à son tour ce qu’elle souhaite être un «dépassement fructueux de l’opposition, apparemment irréconciliable, entre ces deux
approches de la science» que sont l’ultra-rationalisme des néo-positivistes et l’ultrarelativisme des sociologues post-kuhniens. Aux seconds, elle veut bien concéder que ceux qui font la science, sont des gens après tout «comme les autres», animés comme
les autres d’intérêts, de passions, de préjugés, de croyances, d’histoires personnelles, de
stratégies, etc.

Avec les philosophes positivistes cependant, elle se refuse à admettre que
la science soit réductible à n’être qu’une activité «comme les autres» ; ce qui serait selon
la belle formule qu’elle emprunte à Leibniz «renverser les sentiments établis» (p. 24).
Pour elle, il existe bien une «singularité» de la science qui la rend irréductible à la politique (p. 70), même si, depuis Kuhn, cette singularité ne peut plus être articulée dans les termes et avec la naïve assurance du positivisme à tendance anhistoricisante.

Comment dire alors ce qui distingue la science des autres savoirs ? Comment refaire la
différence ? La voie proposée par I. Stengers suit le «chemin du rire» et de l’humour
(p. 27-29).

Cela peut paraître étrange (et même choquant), mais ce chemin correspond
bien dans son esprit à la seule attitude vraiment sérieuse. Contrairement à l’ironie des
relativistes qui est moqueuse et ne mène nulle part (se contentant finalement de
rabaisser et d’humilier la science), l’humour est «la capacité de se reconnaître soi-même
produit de l’histoire dont on cherche à suivre la construction» (p. 79).

Fondamentalement, c’est donc une «position d’immanence». L’humour selon Stengers
consiste plus précisément à adopter un point de vue d’extériorité sur ce que l’on est (en
pensant à ce que l’on aurait pu être ou ne pas être), sans pour autant céder à la
tentation de se dénigrer (de se reprocher de n’être finalement «que» ce que l’on est).
Comme Diderot, «capable d’aimer d’Alembert et de le respecter sans pour autant se
laisser impressionner par lui» (p. 128).

Pour I. Stengers, il s’agira donc de dire contre l’ironie relativiste ce qui fait la singularité
et l’irréductibilité de la science, tout en s’interdisant de recourir aux mots tranchants et
inconséquents du positivisme.

Ce qui nécessite d’abord que soient précisés ces mots tranchants et inconséquents («rupture épistémologique» en est un selon l’auteur) qui servent généralement au positivisme à opérer à vil prix la démarcation entre science et non-science (chap. 2), mais aussi entre science et histoire (p. 49-53) ; les énoncés scientifiques ayant comme vertu singulière d’évacuer les conditions historiques de leur production pour mieux viser un statut d’éternité.

À ces démarcations conventionnelles et a-prioristes dont elle montre avec une certaine réussite (à mon sens, du moins) les limites, l’auteur oppose une approche «politique» et historique de la science, «une approche qui permette de créer un espace problématique où la construction de la différence entre science et non-science pourra être suivie» (p. 77).

La distinction entre la science et ce qu’elle refuse d’être ou de devenir (croyance, superstition, erreur) n’est plus donnée : elle est produite et reste à produire en permanence. Ainsi, «l’autonomie, pas plus que l’objectivité ou la pureté, ne constitue un attribut de la pratique scientifique. Ce sont autant d’enjeux qui singularisent cette pratique» (p. 120). Bref, la science (la vraie) n’est pas une activité de tout repos.

C’est une «épreuve» perpétuelle (ou plutôt, à perpétuer). Car c’est seulement à travers un «engagement» et une prise de «risque» permanents que peuvent exister des faits scientifiques en tant que tels. Aussi il n’est de (véritable) science qu’en acte, qu’à l’épreuve. Ce qui signifie encore que «toute question scientifique, puisqu’elle est vecteur de devenir, engage une responsabilité» (p. 167).

Que des sujets connaissants puissent être pris comme objets de connaissance et qu’ils puissent éprouver (mettre à l’épreuve) la théorie qu’on bâtit sur eux, c’est tout le défi, à la fois technique et éthique, auxquelles sont confrontées les sciences sociales. Or, il semble à I. Stengers que seul le «nouveau paradigme esthétique» (référence à Félix Guattari) soit en mesure de relever absolument un pareil défi.

De quoi s’agit- il au juste ? Tout simplement (si l’on peut dire) d’installer
en sciences sociales la possibilité d’une relation de connaissance esthétique (c’est-àdire créatrice et non réductrice) qui, «tout en mettant nos fictions à l’épreuve comme
l’exige la singularité des sciences modernes», créé en même temps chez le chercheur
une position d’humour, «où la culture occidentale productrice de science se soumet à
l’épreuve la plus exigeante, celle qui la réinvente la culture parmi d’autres» (p. 168).

Ce ne serait autrement dit qu’en courant le risque d’être traitées d’égal à égal avec les autres cultures que les sciences sociales conserveraient une réelle chance de réinventer leur valeur proprement scientifique et de refaire ainsi la différence (au risque d’échouer
dans cette tentative, mais aussi au risque de réussir).

Curieusement, on peut voir là comme l’ébauche d’une éthique de la communication (et de la vulgarisation scientifique) que ne démentirait peut-être pas quelqu’un d’apparemment aussi éloigné des références philosophiques chères à I. Stengers que peut l’être un Jürgen Habermas, par exemple (en tant qu’il est l’auteur, en particulier, de «Connaissance et intérêt», in La technique et la science comme idéologie, Paris, Gallimard, 1973, et de Théorie de l’agir communicationnel, 2 vol., Paris, Fayard, 1987).

Finalement, se demandera-t-on, la science sort-elle plutôt grandie ou plutôt humiliée
des «explorations» et «propositions» d’I. Stengers ? Disons qu’elle sort surtout remise à
sa (bonne) place. C’est-à<lire finalement assez grandie et assez aimable.

Les dernières formules de l’ouvrage, en introduisant le recours au «paradigme esthétique», peuvent certes paraître heurter notre «désir occidental de faire science» (p. 168).

Mais en réalité, L’invention des sciences modernes n’achève pas sa course sur les rivages d’un irrationalisme sauvage. Plutôt sur celles d’un rationalisme maîtrisé et bien compris, et même renforcé dans la mesure où il se dote d’une Constitution (c’est-à-dire de
pouvoirs et de devoirs).

Pour l’auteur, la science, même bafouée, même attaquée, reste en effet au centre de notre projet culturel : «Avons-nous les moyens de prendre pour référence le regret d’un passé « qui ne progressait pas » ? Avons-nous les moyens de nous passer d’une référence au progrès ?» (p. 170).

Et cependant, la science doit sortir du positivisme au sens étroit si elle veut accéder à davantage de scientificité (ce sur quoi beaucoup de positivistes «progressistes» peuvent d’ailleurs tomber d’accord) : elle doit cesser de considérer que ce qui la fonde est une limite donnée (tracée quelque part entre science et non-science) et prendre conscience, au contraire, que ce qui fait de son discours un discours fondé, ce sont les contraintes qu’il s’impose, la contrainte impliquant, à la différence de la limite, «l’invention et le risque» (p. 178). »

– Lemieux Cyril. I. Stengers, L’invention des sciences modernes. Dans: Politix, vol. 8, n°29, Premier trimestre 1995. Frontières
disciplinaires. pp. 222-226

 

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« Ainsi, nous répondrons par l’affirmative à la première
des questions posées : l’on peut déclarer vouloir être neutre et travailler à
neutraliser son travail, mais cela n’est pas sans conséquences… À force de
ne pas se positionner, de ne pas vouloir donner à comprendre ses choix, par
exemple ses choix de définitions singulières, on risque d’être mal interprété et
de dériver de la neutralisation à l’annulation et à la nullité (souvenez-vous que
ce qui est neutre, c’est aussi ce qui passe inaperçu).

—–

Le langage constitue d’après nous le principal matériau de la construction
scientifique : c’est par lui que nous nous posons des questions, que nous
définissons des objets, que nous les mettons en relation et que nous
formulons des réponses afin de produire des connaissances qui s’expriment,
elles aussi, avec des mots. Le langage est donc à la fois un moyen et une fin
de la recherche scientifique. Ainsi, nous travaillons sans cesse à redéfinir et à
renommer les choses afin de les donner à comprendre un peu différemment,
et par là de proposer quelque chose de nouveau.

Pour Yves Gingras, le fait d’innover, c’est-à-dire d’introduire du neuf dans
quelque chose de déjà bien établi, ne semble motivé par rien d’autre qu’un
besoin de reconnaissance dans un monde très normalement régi par des
principes concurrentiels. C’est « l’occasion de sortir de la foule anonyme des
chercheurs en annonçant une autre révolution scientifique ou
méthodologique ». La métaphore économique filée tout au long de l’exposé
vient soutenir son explication : « cette inflation de “nouveaux”
autoproclamés », cette « mise en marché de nouveaux mots présentés comme
des concepts originaux », « cette course à l’innovation lexicale […] relève de
la compétition pour accroître sa visibilité sur le marché académique », elle
« provient des organismes subventionnaires qui orientent la recherche par
des critères qu’ils imposent ».

Voilà le monde normal de la science que vient conforter la description de Yves Gingras. Cette description est d’ailleurs assez proche de celle proposée par Pierre Bourdieu à travers sa conceptualisation du champ scientifique comme un champ de forces physiquement structuré et un champ de luttes pour conserver ou transformer ce champ de forces, notamment du fait de son champ lexical très économiquement marqué.

À décrire le monde comme une course, une lutte ou un grand jeu de
Monopoly, on le fait exister comme tel, mais à présenter ses descriptions
comme neutres et objectives (au sens de non positionnées), on fait essence de
cette existence et l’on risque alors de fermer la possibilité d’autres existences
construites par d’autres points de vue singuliers.

Ainsi, nous ne partageons pas le point de vue de Yves Gingras qui
considère que deux théories différemment formulées peuvent être
équivalentes.

Lorsqu’il affirme qu’il est « possible de montrer, par une analyse
de la structure conceptuelle d’une théorie, qu’elle est en fait, par-delà son
vocabulaire, équivalente à une autre dans son objet, dans sa référence, car
l’idée que deux théories portant sur le même objet analysé sous les mêmes
rapports soient incompatibles et contradictoires semble difficile à admettre
sur le plan logique », il fait de la science et de ses théories des choses
extérieures au langage. Dès lors, la logique dont il parle n’est pas celle relative
à l’élaboration d’une pensée rationnelle puisque celle-ci est
fondamentalement discursive.

En effet, qui pense sans mots? Qui peut
exprimer un raisonnement sans passer par un langage?

Cette logique devant nécessairement accorder nos théories par-delà leur expression singulière, ne peut être que celle — unique et universelle — des causes et des conséquences naturelles; une logique qui définit les règles du réel indépendamment des
significations, des réalisations et des décisions humaines. Cette position
épistémique, qui implique pour la science un projet de découverte du réel
conçu comme unique puisque indépendant des perspectives humaines, nous
le nommons réelisme, littéralement, « la croyance au réel ».

Il s’agit là encore d’un mot nouveau, un mot que nous avons choisi
d’inventer pour qualifier ce point de vue particulier (mais que nous croyons
largement partagé, notamment par notre conférencier) à propos de la
connaissance du monde et ne pas le confondre avec une dénomination plus
habituelle — donc plus facilement interprétable comme quelque chose de
déjà connu et ne nécessitant pas d’effort de compréhension — à savoir, le
réalisme (littéralement, « la croyance dans la réalité »).

Ce que nous appelons ici réel ne doit pas être confondu avec la réalité.

Quand Yves Gingras (qui aurait certainement détesté la phrase précédente) croit bon d’affirmer que « ce n’est pas parce que l’on change de nom que l’on dit nécessairement deschoses différentes », nous préférons déclarer que les actuelles et potentielles
distinctions que nous offre le langage sont le meilleur moyen dont nous
disposons pour décrire — et ainsi rendre — notre monde complexe.

Cela n’a rien d’une nécessité, c’est un choix : un choix de style de recherche.
Ainsi, la principale différence que nous faisons entre le réel et la réalité,
c’est que le premier est inaltérable car indépendant de l’homme alors que la
seconde est transformable car définitivement humaine. Cette différence n’est
pas évidente, mais essayons ici de la rendre intelligible.

Contrairement à ce que pourrait penser Yves Gingras, nous ne faisons pas « table rase du passé pour montrer qu’on est innovant » puisque nous formons nos définitions à
partir de dictionnaires (donc grâce à l’histoire et aux usages établis de ces
mots) et en nous appuyant sur notre expérience, c’est-à-dire nos observations
empiriques et interprétations critiques des façons de faire et de penser
habituelles. Et nous réalisons autant de distinctions que nécessaire pour
exprimer notre pensée le plus exactement possible — et non pour nous
distinguer au sens (péjoratif) où le suggère Yves Gingras.

La nouveauté n’est pas gage de qualité, mais l’habitude ou la routine
non plus.

——–

Cette définition est intéressante car elle met en valeur le pouvoir
conservateur que peut conférer un critère de démarcation (entre science
et non-science) telle que l’objectivité, impliquant pour ses participants une
neutralité stricte et délégitimant par principe tous les discours critiques
car positionnés ou idéologiques — y compris ceux s’adressant à la science.

L’idéologie, littéralement « la science des idées », alors qu’elle pourrait être
comprise comme une construction intellectuelle, comme le discours total
et cohérent que l’on porte sur le monde et qui donne sens à nos actions,
est souvent employée par les objecteurs du travail conscient pour dénigrer
les discours biaisés, déformés par le point de vue de celui l’ayant formulé.

L’idéologie de la science objective, c’est de déclarer ne pas en avoir.

L’objectivité n’est pourtant pas un point de vue sans point de vue, mais
un point de vue si partagé que l’on en oublierait ses choix de positionnement.

Le chercheur qui, derrière son objectif, capture des images du réel, n’est
pas moins responsable du cadrage, de la composition, du développement
et des éventuelles retouches qu’il réalisera pour parfaire son cliché.

Encore une fois, pour qui est attentif au style, toute représentation particulière est
singulière, même celles de ceux travaillant à la dé-singularisation croyant ainsi
toucher, du bout des doigts, l’universalité.

L’objectivité, c’est la constitution et la consolidation par utilisation habituelle de normes, autrement dit de façons de faire et de penser majoritairement partagées. Vouloir être objectif, c’est donc choisir de travailler normalement, en utilisant le langage adapté, les
mesures conformes, les méthodes classiques, les protocoles standardisés, les
dispositifs connus et reconnus qui facilitent la lecture de ceux les connaissant
déjà.

Or, nous vous l’avons déjà dit, alors même que notre travail est normal à
pleins d’endroits, ce que nous voulons affirmer — et toute la différence se joue
ici, dans la déclaration d’intentions — c’est la critique des façons de faire et de
penser habituelles qui, à un certain moment, nous semblent problématiques,
pour des raisons non scientifiques, mais politiques, au sens (très large) où
elles concernent les rapports entre les individus formant une société.

Ainsi, si nous devions choisir une norme pour la recherche scientifique, ce serait
l’incessante remise en question des normes de notre société, autrement dit
la volonté d’inquiéter le confort de nos habitudes.

Pour ceux qui veulent produire des représentations fidèles du réel — et donc reproduire le monde tel qu’il est déjà — nos représentations seront sans doute jugées hérétiques
(du latin haeresis « doctrine, système, opinion » emprunté au grec hairesis
« choix » qui désigne également, en grec tardif, une « école philosophique »),
un terme que nous pourrions nous réapproprier puisqu’il désigne notamment
l’expression d’une opinion contraire aux idées reçues, la manifestation de ce
qui heurte la tradition ou défie le bon sens.

L’habitude que nous voudrions par exemple transformer à travers cet
article, c’est le rapport que la science normale entretient avec le langage. Nous
pensons que les scientifiques, alors même qu’ils travaillent à complexifier
leur compréhension du monde par de nouvelles recherches, ne devraient pas
déclarer la clarté, la simplicité ou la concision — pour ne pas dire l’essentialité
de leurs discours. Encore une fois, à force de vouloir décrire le monde
simplement, on finit par faire exister un monde simple. Et à force de ne
pas prêter attention aux formulations, on finit par construire un discours
incohérent.

Il est difficile d’affirmer que Pierre Bourdieu ne voulait pas changer le
monde social. Son militantisme, son constructivisme et son goût pour la
critique — à tel point qu’il choisira de nommer ainsi sa pratique sociologique
— doivent nous dire que les discours intellectuels et scientifiques avaient,
d’après lui, le pouvoir de changer les choses. Malgré cela, en regardant la
manière dont il formule ses critiques et son épistémologie, nous le
considérerons ici comme un photographe conservateur. Sa sociologie est
photographique parce qu’il affirme le pouvoir révélateur de sa discipline qui
« port[e] sur le monde social un regard ironique, qui dévoile, qui démasque qui met au jour le caché ».

Comme si le sociologue critique, avec la lucidité qui le caractérise, avait
en charge de révéler les illusions auxquels les individus sont soumis. Pierre
Bourdieu est conservateur, non au sens où il voudrait maintenir les structures
et les dispositions qu’il s’efforce de révéler, bien au contraire, mais parce
que selon ses descriptions (qu’il choisit de présenter comme objectives et
non idéologiques), le monde social ne semble pas pouvoir être autre chose
qu’un vaste champ de luttes où se déploient, inexorablement, des relations
de pouvoir et de domination. Pierre Bourdieu voudrait modifier ces relations,
mais pas les penser autrement. Il voudrait que les dominés ne le soient plus,
tout en justifiant qu’ils le soient et sans leur laisser la possibilité d’exister
autrement.

Pierre Bourdieu semble vouloir continuer à faire exister « cette fiction
collective collectivement entretenue » (Bourdieu, 2001 : 153) qui rend les faits  scientifiques, aux yeux de tous (et surtout de ceux ne participant pas à leur
construction), indiscutables, et qui donne à voir le monde réel que la science
aurait pour objectif de découvrir immuable, in-transformable.

Alors que la sociologie critique de Pierre Bourdieu
présente les agents qu’elle étudie comme pris dans des luttes et des relations
de pouvoir qui, d’une certaine façon, les dépassent et auxquelles il semble
difficile d’échapper, les sociologues pragmatistes veulent considérer leurs
acteurs autrement. La différence se joue déjà dans leur choix de
dénomination. Quand le terme d’agent désigne ce qui agit — à noter qu’il ne
s’agit pas nécessairement d’une personne; on parle ainsi d’agent chimique,
biologique ou pathogène — et plus particulièrement celui qui, dans un
domaine limité, exerce une fonction définie par une autorité ou une
institution (l’agent de police ou l’agent secret par exemple), le terme d’acteur
désigne celui qui interprète un personnage ou encore celui qui prend une part
active dans une affaire. L’agent nous place dans un monde déjà bien ordonné
— et où, potentiellement, les personnes sont confondues avec des choses —
alors que l’acteur semble nous dire l’importance du rôle qu’il va jouer : cette
différence est fondamentale. Ainsi, le pragmatiste qui s’emploie à comprendre
le monde social ne se donne pas pour objectif de dévoiler des intérêts particuliers qui
seraient travestis par les arguments les plus généraux. [Il] ne s’assigne pas pour tâche de traquer, derrière les affirmations universalistes,
altruistes ou désintéressées de certains acteurs, l’existence de leurs
intérêts cachés ou de leurs calculs plus ou moins inconscients. […] Les
intérêts n’y sont pas envisagés comme un facteur explicatif de l’action
ou du discours, mais comme un produit de ceux-ci. (ibid. : 184)

Puisque les acteurs sont les plus au fait de ce qu’ils sont et des intérêts
qui les font agir, il faudra pour les sociologues pragmatistes commencer par
écouter ce qu’ils disent et regarder ce qu’ils font, sans préjugés, sans a priori.
Prendre au sérieux les acteurs, voilà sans doute le principal mobile de
l’enquête pragmatique.

Alors que d’autres pratiques sociologiques prétendaient révéler les structures de l’ordre social et les positions prises par ses concurrents, « la prise au sérieux des justifications et des critiques mène, en sociologie pragmatique, à devoir enquêter sur des pratiques et,
plus exactement encore, à devoir reconstituer les logiques contradictoires
de la pratique qui sont source de l’activité critique des acteurs » (Barthe
et al., 2013 : 186). Selon une autre des formules récurrentes de la sociologie
pragmatique, il faut « suivre les acteurs ».

Le mobile pragmatique engage donc de « suivre au plus près » (ibid. : 192), de « suivre les acteurs jusqu’au bout » (ibid. : 198) afin de « montrer […] le travail de la critique tel qu’il est toujours déjà à l’œuvre chez les acteurs, en en décrivant les opérations et en le
“comprenant” au sens sociologique du terme (c’est-à-dire en ne le critiquant
pas immédiatement comme défectueux, mal fondé, illusoire, etc.). C’est là une
façon pour le sociologue de critiquer la prétention injustifiée des sociologues
(plus généralement des intellectuels) à s’imaginer posséder le monopole de la
critique légitime sur le monde social » (ibid. : 202).

Les pragmatistes veulent, toujours selon leurs mots, « rendre justice à la réflexivité des acteurs » (ibid. : 187), en les décrivant, dans leurs études, comme capables de se
représenter et de juger leur monde, et responsables de ce qu’ils font et disent
en situation. Cette prise en considération particulière des acteurs semble motivée par
deux raisons qui sont formulées ainsi par Luc Boltanski (2009 : 79) dans son
ouvrage De la critique : précis de sociologie de l’émancipation : « À trop mettre
l’accent sur le caractère implacable de la domination, sur la prééminence en
toutes circonstances, y compris dans les moindres situations d’interactions,
des relations verticales sur les relations horizontales, les théories
surplombantes sont non seulement décourageantes sur le plan de l’action
politique, mais aussi insatisfaisantes sous le rapport de la description sociologique. »

C’est à la fois par volonté politique ou idéologique et par rigueur scientifique que les acteurs sont sérieusement suivis. Si nous partageons la première des raisons, à savoir l’enthousiasmante perspective consistant à décrire (et donc faire exister) un monde complexe composé d’êtres intelligents et singuliers — des autres — avec lesquels il est possible de discuter, de se mettre d’accord et donc de construire, nous ne partageons
certainement pas la seconde.

Un choix pragmatique est une décision adaptée à l’action, qui s’impose immédiatement, qui s’avère plus pratique à mettre en œuvre. Le pragmatique est efficace parce qu’il ne réfléchit pas, parce qu’il fait avec ce qu’il sait déjà. Pourquoi, dès lors, avoir choisi de qualifier ainsi sa pratique scientifique? Apparemment pas pour l’usage commun qu’on en fait, mais plutôt en référence à la philosophie américaine elle-même appelée
pragmatiste. Le pragmatisme est ainsi défini comme la doctrine qui prend
pour critère de vérité d’une idée ou d’une théorie sa possibilité d’action sur
le réel. Par extension, il désigne le comportement, l’attitude intellectuelle ou
politique, ou encore l’étude qui privilégie l’observation des faits par rapport
à la théorie.

Nous pensons que des études sont scientifiques d’abord parce qu’elles s’affirment comme telles (pour faire science, il faut vouloir faire science et tout le monde n’en a pas la prétention), ensuite parce qu’elles y travaillent : elles sont le résultat du laborieux travail consistant à construire et formuler ses points de vue et à les soumettre à la critique collective en vue de produire de nouvelles connaissances, ce qui
implique de trouver des lieux et des moments (le laboratoire, le colloque ou
encore — comme ici — la revue) pour le faire, et tout le monde ne participe
pas à cela. Voilà ce qui fait la particularité du travail scientifique : la volonté de
faire science et le fait de s’y employer.  »

Déconstruction de la neutralité scientifique mise en scène par
la sociologie dramaturgique, SARAH CALBA ET ROBIN BIRGÉ, dans Brière, L., Lieutenant-Gosselin, M., & Piron, F. (2018). Et si la recherche scientifique ne pouvait pas être neutre?., 

 

9782081427235

 

La sanction permet aussi de rappeler à ce criminel une chose fondamentale : la contradiction entre l’acte qu’il a posé envers l’autre en le déconsidérant comme humanité et le droit revendiqué par lui d’être considéré comme humanité (traiter en conséquence) dans le cas où cet autre agirait de façon similaire à son encontre (il lui opposerait sans doute ainsi l’obligation de respect de sa  personne) – loi de réciprocité hobbesienne (ne pas agir de façon déraisonnable de telle sorte que l’on n’accepterait pas la réciproque).

La sanction vise donc – par le rappel de la soumission de tous et chacun à ces deux lois fondamentales de toute humanité – à réintégrer un criminel dans la famille humaine, il cesse d’être vu comme une chose à qui l’on ne reconnaît aucune considération (à l’instar des traitements inhumains et dégradants que sont la torture, la peine de mort, etc., ou des attitudes d’humiliation dans cette société de l’indécence – cf. La Société décente, Margalit).

Le criminel par la sanction qui peut être judiciaire (procès), sociale ou politique (exclusion, marginalisation), économique et réputationnelle (stigmatisation), n’est dès lors plus une chose, on lui reconnaît le droit d’humanité et on assume à son endroit un devoir d’humanité, c’est cela même être civilisé.

Etre civilisé, c’est agir dans le respect des deux lois d’universalité et de réciprocité. C’est parvenir malgré toutes émotions suscitées par un acte odieux à maintenir et à réaffirmer ces deux aspects fondamentaux de la dignité humaine : droit d’humanité et devoir d’humanité. Car c’est seulement par cette action que l’on sauvegarde l’humanité et que l’on se garde de tomber dans l’indignité.

Mais aussi, c’est par cette action que l’on se refuse de faire de la vengeance un modus operandi ou une forme d’éthique des relations humaines. La sanction ne doit ainsi pas être une colère punitive, ou une action déshumanisante, un acte de vengeance, une volonté de rendre le mal que l’on ressent légitimement, naturellement (la loi du talion, et là je m’écarte par cette conceptualisation d’une certain regard kantien de la sanction). La sanction s’oblige à cette conformité au droit d’humanité et au devoir d’humanité.

C’est en quoi elle se doit d’être juste. Et elle ne saurait l’être qu’en tenant compte donc que l’autre, le criminel, n’est jamais seulement un moyen pour en arriver à une fin (seulement dit exclusivement, il est donc possible que le criminel soit un moyen et une fin en soi – c’est-à-dire à travers lui atteindre la destination qu’est l’humanité, autrement dit par lui affirmer lui-même comme humanité), mais une fin en soi puisqu’être humain.

La sanction ne saurait être autrement plus juste que si elle reconnaît l’autre, le criminel, comme le dirait ricoeur en parlant de la reconnaissance juste : dans tout l’empire de ses capacités. Une reconnaissance qui dans un sens kantien ne saurait être dépréciative de sa dignité humaine (valeur absolue de la personne humaine). C’est seulement dans toutes ces conditions qu’une sanction est juste, et que la justice prend tout son sens.

Pareille pour la victime, la sanction du criminel est aussi pour elle un droit d’humanité (lui reconnaître son droit d’être désormais humain comme tout le monde – droit d’être nié par l’acte criminel). Pour nous, la sanction est un devoir d’humanité envers elle (parce que nous affirmons en sanctionnant le criminel l’obligation de respect de la personne humaine – qu’elle est – et qui est impérative afin de rendre possible le vivre-ensemble et la construction d’un environnement viable pour tous).

Et cette sanction éventuellement est une reconnaissance du préjudice (presque irréparable) subi par la victime, la sanction la place dans un statut particulier – celui de la personne en souffrance ou ayant souffert, ce statut lui permet de se sentir accueillie dans tout son trauma et de solliciter les moyens lui permettant de guérir.

Ainsi, ne pas sanctionner est un déni de reconnaissance, mal sanctionner ou sanctionner injustement est une méconnaissance – ce qui est en soi doublement immoral puisque d’un c’est nier au criminel et à la victime l’accès à la participation pleine et entière comme tous les autres membres de la société humaine à la vie sociale, c’est leur retirer la possibilité d’une véritable réalisation de soi (déni de reconnaissance); de deux, c’est attribuer un sens inadéquat au criminel et à la victime (méconnaissance) qui peut contribuer non seulement à leur faire endosser une identité ou un rôle qui ne réponde en rien à ce qu’ils sont effectivement (créant généralement des expériences d’humiliation, d’exclusion, etc.) mais aussi à les déplacer hors de ce qu’ils sont réellement dans un mouvement de déportation ou d’exportation de soi (ce qui est une forme d’aliénation, de désintégration, de dissolution assimilationniste, etc.).

D’un autre côté, la sanction est une inscription mémorielle, je veux dire l’action de sanction est une trace laissée dans la mémoire collective, c’est une écriture de l’histoire, on rend difficile l’oubli ou l’amnésie, on met fin à l’invisibilité, au tabou (en poussant plus loin on pourrait dire que la sanction a une dimension cathartique), à l’inexistence.

Sanctionner, c’est ne pas oublier (ou se souvenir). Et le rappel de la sanction permet un retour sur l’évènement, un retour sur le pourquoi d’une telle sanction, elle permet dès lors d’en apprendre du passé afin sans doute d’avoir un éclairage sur le présent, de prendre connaissance des vérités-réalités des uns et des autres comme c’est notamment le cas de la mémoire juridique, de contribuer à un questionnement du contemporain comme une évaluation des progrès réalisés par la société humaine.

Ainsi, la sanction dans cette dimension mémorielle peut servir de référent moral à notre contemporanéité. Le fait que la sanction n’oublie pas est une forme de justice rendue aux victimes qui tel que le notait déjà Kundera ne sont frappées d’une double mise à mort : trépassées et gommées de la mémoire (tuées et n’ayant jamais existées).

Avec la sanction, on se souvient que quelque chose a eu lieu, que des individus ont souffert, qu’ils ont donc existé. Sanctionner est donc sur ce plan un devoir en soi (en prolongeant notamment ainsi la pensée ricoeurienne sur la mémoire, le souvenir). Un devoir d’humanité, il est beaucoup question de respect par le souvenir pour ces victimes-là.

 

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En revenant sur le massacre qui nous choque tous, la barbarie qui nous ébranle tous, si elle nous fait cet effet c’est parce que nous la trouvons anormale, elle est pour nous une anomalie, elle constitue pour nous ce qui n’est pas et ne fait pas humanité.

Comme je le disais, la simple émotion suscitée par un tel acte dit en elle-même que l’anarchie n’est ni un réelle ni (le cas échéant, ou à supposer qu’elle soit réelle) une norme dans notre réalité contemporaine. Parce que si nous étions un monde d’anarchie (ou de l’état de nature), cet acte serait proprement banal et nous nous en indifférerions certainement. Or, ce n’est pas le cas. La sanction que nous exigeons lorsqu’un tel acte est posé est une affirmation individuelle et collective d’un refus de la banalisation du mal, un rejet de barbarie-mondiale-land.

Et si nous exigeons la sanction c’est parce que nous supposons qu’il existe des moyens de sanctionner (qu’il soit possible de sanctionner), un régime de sanctions élaboré par rapport à un régime de causes. Qui dit donc sanction dit ordre, qui dit ordre dit loi(s). Et qui dit loi(s) dit discipline.

Nous vivons donc dans un monde beaucoup plus discipliné et de discipline que la perception médiatique ou le paradigme réaliste tant à nous faire croire. Dworkin l’a écrit il y a quelques années nous vivons dans un monde de plus en plus légaliste comme nos sociétés dites modernes, le droit est partout et il est mobilisé par tout, par tous, c’est pourquoi disait-il il fallait plus que jamais le prendre au sérieux.

Notre monde n’est donc pas un far west, la loi n’est pas celle du plus fort, elle est celle fondée sur le principe de dignité à partir duquel découlent la liberté et l’égalité mais aussi la solidarité.

Les politiques mondiales sont structurées par le droit, la loi internationale dans le système international (onusien) est bicéphale : la Charte des Nations Unies (comme ensemble de principes internationaux directeurs de la communauté des États et des peuples) et la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 (comme Convention universelle des droits et libertés communs).

Cette loi internationale régit l’agir des uns et des autres, personne (grandes puissances ou petites puissances) ne peut réellement faire fi de son existence impunément ou sans conséquences. De telles conséquences peuvent être judiciaires (les institutions judiciaires pénales internationales) ou politiques (exclusion, marginalisation, d’États dits délinquants ou criminels, d’États dit trop hégémoniques, de leaders politiques, etc.). Les conséquences peuvent être aussi à l’ère de l’émergence d’une opinion publique internationale (dans une Société du jugement – d’Almeida) de plus en plus forte : à l’instar des acteurs de la société civile internationale que sont les Organisations internationales non-gouvernementales, les Organisations non-gouvernementales, les réseaux transnationaux de militantisme des droits humains, les entrepreneurs de la morale et des normes dans un monde de croisades morales et de régimes normatifs.

Régimes qui se font souvent sans les États et que ces derniers finalement y adhèrent comme par exemple les régimes normatifs sur l’environnement élaborés par des acteurs infra-étatiques tels que les municipalités (accords inter-municipaux entre des villes de différents pays), les États fédérés et les provinces (par exemple la Californie et différentes provinces canadiennes), etc. Les États constatent souvent que des normes ont été instaurées sans eux, très souvent ils ne font que suivre en se les réappropriant.

Il est là aussi cet aspect de l’érosion de l’État diagnostiqué jadis par Susan Strange dans son Retreat of the State, un déplacement horizontal de l’autorité autrefois suprême de l’acteur étatique vers des pôles d’autorité sans souveraineté (dominés par des acteurs non-étatiques et très souvent sans légitimité politique à l’instar des multinationales et des OINGs, ONGs, des communautés d’experts en tout genre constituant des groupes d’influence à l’instar des Think Tanks ou des communautés épistémiques, des experts dirigeants des institutions internationales incontournables dans certains domaines des politiques mondiales, et tout ce beau monde qui se cooptent dans une espèce de système de castes et de privilèges).

L’État je le crois vraiment est mort. Il s’est suicidé. En acceptant de transférer plusieurs aspects essentiels de sa légitimité à ces pôles de pouvoir. L’État n’a pas été contraint, les décideurs politiques (depuis trente quarante ans, de gauche comme de droite, sans parler de ces centristes toujours le cul entre deux chaises dont souffrant d’hémorroïdes) ont choisi de le faire et souvent en trahissant la volonté dite souveraine des peuples, ou en obligeant ce peuple traité de tocard et d’ignorant à rentrer dans le cercle de la raison globaliste néolibéraliste et d’institutionnalisme international. Cercle de la raison où des experts savent mieux que lui ce qui est bon pour lui – puisque ce sont des experts.

Et le peuple de plus en plus analphabète fonctionnel parce que :

  • privatisation de l’éducation et sélection darwinienne sur fond d’inégalité des chances – profitables principalement aux privilégiés sociaux
  • éducation publique au rabais ou littéralement tiers-mondiste – pour les pauvrards et autres trucs du genre de la classe moyenne inférieure
  • construction de la société de spectacle et spectacle pour les couches populaires – opium et décervellement
  • vie dématérialisée dans les espaces technologiques pour une dystopie digne de Black Mirror – dystopie qui procure avec toutes ses illusions ou son illusoire tant de jouissance pour l’individu contemporain désincarné
  • renversement des valeurs avec une redéfinition de la vie réussite, c’est-à-dire celle des titres (ingénieur, entrepreneur, médecin, universitaire, avocat, expert en xyz, etc.) et autres bling bling sociaux (voiture, maison, vacances, conjoint/conjointe, vêtements et accessoires, etc.)
  • du libéralisme individualiste paroxystique, etc., etc.

Le peuple sait à peine lire ou sait lire (seulement cela ne doit pas être trop compliqué, cela doit être très simple, avec des mots simples, courts comme un micropénis, et si possible des mots avec des images, des vidéos courtes et fun, esthétiques – beau quoi), n’a plus le temps de lire ou n’aime plus lire (préfère la vidéo à la place, un truc sympa si possible), passe son temps à se demander comment faire triompher sa propre personne dans cette course effrénée au succès dans une société contemporaine obsédée par le culte du « winner » et donc vivant une terrible angoisse de l’anonymat synonyme de « loser ». Le peuple à qui l’on a retiré les moyens d’être et qui a re-voté pour ses détrousseurs, ce peuple-là ne suscite ainsi pas la confiance de la caste des experts qui ont construit le problème (parce que ce sont eux qui ont détroussé par leur blablabla d’experts le peuple dont ils se plaignent de l’analphabétisme fonctionnel crasse). Une situation de dingue pour un monde de dingues.

Bref, le peuple est un analphabète fonctionnel : ce qui est très bon pour le marché, c’est bon pour le marché de la précarité qu’est ce truc que l’on nomme la flexibilité et l’adaptabilité du travailleur, c’est bon pour le travail jetable, et c’est bon pour l’usine délocalisée.

Mais, c’est mauvais pour les choses sérieuses comme exprimer son opinion démocratiquement par le Brexit et autres populismes, exprimer son aspiration réelle d’une société autre que celle contemporaine foncièrement de plus en plus injuste et d’injustices.

Bref, le peuple analphabète fonctionnel comme jadis est utile quand il renforce le conservatisme des classes privilégiées et le système de castes, mais dangereux quand il s’agit de décider des vraies affaires. Le peuple comme l’État partagent ainsi dans notre contemporanéité cette chose commune.

 

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L’État est mort. Conceptuellement c’est désormais une coquille vide. Toutes les fonctions caractéristiques de l’État ne sont plus étatiques. Fonctions régaliennes :

  • de sécurité et de défense (transférées de plus en plus à des entités privées, même les services de renseignement commencent à être privatisés, sans parler des guerres menées par des mercenaires parce que cela dit-on coûte moins cher à l’État et qu’ils sont plus experts que les militaires, le contrôle du territoire est de plus en plus une affaire de business privatisé, de robotisation des moyens de surveillance dont la propriété intellectuelle n’est pas étatique et le véritable contrôle est fait par des entreprises privées) ;
  • de diplomatie (on note de plus en plus une privatisation de la diplomatie, la part de plus en plus accrue des patrons d’entreprise privée dans les politiques étatiques à l’international, le basculement des ministères des affaires étrangères en ministères des affaires mondiales – priorité au business encore une fois, le conditionnement de la politique étrangère à la satisfaction des besoins économiques des multinationales, des ministres des affaires mondiales moins diplomates de carrière qu’économistes affirmés ayant souvent faits presque toute leur carrière dans les multinationales ou banques) ;
  • de justice (on voit de plus en plus une justice privatisée avec la montée en puissance de la médiation hors des institutions judiciaires traditionnelles, l’arbitrage par un juge privé, des logiciels remplissant la fonction de juge – logiciels conçus par des entités corporatives privées qui en possèdent le contrôle, des juges qui font de plus en plus carrière dans les grands cabinets privés souvent accusés d’organisation de l’évasion fiscale et autres délinquances économiques – carrière avant d’être nommés juges, des juges sortant des grandes administrations qui doivent l’essentiel de leur avancement à leur proximité avec les décideurs politiques et leurs accointances avec des groupes sociaux privilégiées – pour dire, être nommés juges ou procureurs c’est aussi beaucoup une affaire de réseaux pour faire usage d’une euphémisme qui signifie en fait une forme de corruption, le prédominance du réseau dans la désignation et l’élévation sociale qui illustre de cet autre bobard qu’est le mérite et l’égalité des chances) ;
  • de l’éducation, de la santé, de l’économie, il ne me semble pas nécessaire d’en discuter, la perte de contrôle ou le transfert du contrôle étatique traditionnel sur ces domaines d’importance vitale est chose de nos jours acquise, normaliser même.

Donc, voilà, l’État est mort. Cela fait trente quarante ans déjà. Et la plupart des gouvernements indifféremment de leur étiquette politique se sont assurés que le mort ne ressuscite pas. Au fond, ils n’en ont rien à cirer.

Les chefs de gouvernement, les décideurs politiques, les hauts fonctionnaires, après leur passage dans le public vont s’engraisser dans le privé à qui ils ont transféré l’autorité de la chose publique. On le voit, la politique et la fonction publique sont de plus en plus une affaire de plan de carrière, un tremplin professionnel.

Plus étonnant, de voir des anciens ministres, présidents, premier-ministres, hauts fonctionnaires, rejoindre en tant qu’experts de l’ingénierie administrative publique (des lois et de leur faille puisqu’ils en sont les auteurs, etc.) les groupes privés et autres institutions du genre à qui ils prodiguent non seulement conseils grassement payés (contre les intérêts de cet État qu’ils ont représenté) mais aussi ils offrent les secrets les mieux gardés.

De l’autre côté, la politique et la fonction publique c’est comme je le disais bon pour le curriculum vitae, inversement ceux qui se lancent dans la politique et deviennent fonctionnaires après avoir fait carrière dans le privé représentent aussi des phénomènes symptomatiques de l’érosion de l’État.

Deux exemples, en dehors du plan de carrière et de cette espèce d’investissement (ou d’expectative de profits) pour son développement professionnel qu’est un passage dans le public, la politique, le premier c’est le fait d’exiger d’être rémunéré presque de la même manière que dans le privé (parce que l’on est un expert estimé, de grande valeur). Cet argument m’a toujours comme on dit mis en crisse.

Voilà un individu qui pour être un fonctionnaire ne veut rien lâcher de son confort, qui méprise donc ces autres fonctionnaires qui ayant souvent la même expertise et la même valeur (dévaluées d’ailleurs par l’administration publique – administration qui a tendance à sous-estimer ses propres ressources internes obnubilée qu’elle est par les « performances » du privé, et qu’elle ne songe jamais à se donner les moyens d’être aussi efficace, c’est-à-dire à donner les moyens d’efficacité à ses propres agents) en exigeant un salaire faramineux afin de devenir un « public servant » (appellation anglaise de « fonctionnaire » que j’ai toujours trouvée plus adéquate à la notion, je veux dire un fonctionnaire est avant tout un serviteur, serviteur du public et non de sa propre personne, serviteur accessible à tous les membres du public composé de citoyens et non seulement disponible pour une ou quelques catégories de personnes, serviteur de l’intérêt général et non de l’intérêt particulier, servir publiquement c’est être au service du peuple et de se rendre utile au peuple).

Comment concevoir qu’un individu puisse devenir un serviteur du peuple en exigeant de ce dernier qu’il le paie comme un seigneur et qu’il lui fournisse tout le confort des privilèges que le peuple lui-même ne saurait avoir ? J’entends bien que l’on traite matériellement tout serviteur du peuple avec décence mais il y a une différence notable entre le standard d’une vie décente et l’enrichissement matériel contrastant avec la normalité sociale – ce qui est en soi indécent.

J’entends aussi que payer relativement bien des serviteurs les mettent à l’abri de la vilenie qu’est la corruption, mais il y a une différence majeure entre minimiser autant soit peu les tentations de l’appât du gain (parce que mal traité matériellement) et la débauche d’une rémunération qui ne garantit pas que de tels individus soient corrompus (comme l’illustrent les exemples de tous ces fonctionnaires et politiques grassement rémunérés, jouissant d’une multitude de privilèges qui paraissent si irréels pour le peuple, le citoyen ordinaire, et qui sont quand même corrompus).

Il n’y a pas d’arguments justifiant une telle conception de la fonction publique. Celle-ci est une question d’abord de conviction personnelle, on devient fonctionnaire (oui pour la sécurité de l’emploi dit-on, ce qui est relatif en nos temps de précarité généralisée de l’emploi public, des coupures du personnel et budgétaire, de la propagation des petits contrats, etc.) parce que l’on veut contribuer au bien-être général, se mettre au service du peuple, servir et non se servir.

On m’objectera que c’est une vision romantique de la fonction publique, voire idéaliste, sans doute, certainement, mais il importe de revenir aux fondamentaux des raisons qui ont poussé à la construction de cette fonction publique. Il ne s’agit pas de romantisme ni d’idéalisme, il est question de valeurs. L’administration publique fût mise en place pour gérer le bien commun et réaliser l’intérêt général, du moins c’est comme ça qu’elle a été vendue, parler de bien commun et d’intérêt général c’est exprimer une conception particulière de telles notions. Dans ces expressions, il y a un engagement moral pour la société, une contractualisation de certaines valeurs comme l’impartialité, la neutralité par rapport au politique ou à l’idéologie, l’intégrité, le respect de tous dans ces particularismes, etc. L’administration publique c’est avant tout ces valeurs-là.

Ne pas agir en conformité de telles valeurs, c’est violer ce contrat, c’est trahir cette confiance, ce qui est une mise en danger de cette administration qui sera défiée et délégitimée. Être fonctionnaire publique, c’est donc avoir conscience de cette responsabilité, ce n’est pas rien.

On ne devient donc pas fonctionnaire parce que l’on veut devenir riche ou maintenir son standing de riche, on fait le choix du sacrifice de son intérêt égoïste pour se mettre au service du peuple. Il y a de l’abnégation dans la fonction publique, demandez à ces enseignants qui n’ont pas les moyens matériels ni le salaire du privé et qui se dévouent pleinement à remplir leur mission parce qu’ils se sont engagés moralement en acceptant (un choix éclairé) d’être des serviteurs du public.

Demandez à ces médecins qui ne gagnent pas un salaire de millionnaire et qui bossent avec souvent si peu (comparativement à leurs collègues du privé), dans des conditions pas faciles (je pense notamment au prix nobel congolais ou à ces médecins de petites villes, de campagne, etc.).

Demandez à ces ingénieurs dans les départements des travaux publics et sortis des grandes écoles publiques qui n’ont pas les rémunérations de leurs collègues du privé mais qui construisent nos routes, nos infrastructures, réparent et tentent de faire de leur mieux avec souvent des moyens modestes. Des avocats qui font de l’aide juridique dans des organismes publics ou qui travaillent comme fonctionnaires qui ne roulent pas en grosses berlines contrairement à leurs collègues des grands cabinets sans toutefois qu’ils ne soient nuls (au contraire). Etc. Etc.  

Un autre exemple, c’est la facilité avec laquelle l’État a construit le passage du public au privé, surtout pour les hauts fonctionnaires. Cette situation est incompréhensible si l’on veut s’assurer que de tels fonctionnaires n’envisagent pas leur travail simplement comme un tremplin vers le privé (et qu’ils abusent de l’assistance publique dans leur formation). On ne peut pas avoir bénéficié du soutien de l’État dans ses études (comme souvent les médecins, les ingénieurs, les diplômés de grandes écoles publiques) – donc du peuple qui paie de sa poche de telles études dans l’idée qu’après il pourra en bénéficier – et mépriser autant le peuple en allant faire carrière au privé en ayant plus ou moins consacré de son temps au service public. C’est du vol, du voyourisme.

On ne peut avoir bénéficié des largesses de l’argent public et aller en faire profiter le privé au détriment du public. On ne peut avoir occupé de hautes fonctions dans l’administration publique, géré des affaires sensibles du bien commun, et passé quasi immédiatement dans le privé qui a été partie prenante des affaires que l’on a traitées (on ne peut mettre l’administration publique dans une position suspecte ou qui entame la confiance du public). Tu décides de privatiser un pan essentiel des fonctions régaliennes de l’État puis deux trois ans quatre ans après (même pas souvent) tu vas occuper un poste juteux au privé à qui tu as cédé ce pan essentiel (souvent bradé ou donné à un prix dérisoire). Ce n’est pas acceptable. C’est une insulte à la fonction publique et une pratique qui porte une atteinte grave à l’intégrité de l’administration publique.

 

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Bref, bref, l’Etat est mort. Nous sommes de plus en plus administré par des groupes sociaux privés (tu me diras « Quelle nouveauté.. »), au moins de nos jours c’est clair. Le parlement est de façon décomplexée une propriété privée de tels groupes qui financent les décideurs politiques, un espace exclusif des lobbies qui marionnettent les acteurs parlementaires.

La justice nous dit-on coûte beaucoup d’argent, la dette publique est lourde, donc on élimine les tribunaux, on coupe dans les aidants juridiques, on ôte à la justice les moyens d’enquêter sur les affaires dans lesquelles les connaissances du réseau sont mêlées (sauf quand il s’agit de voyous de cité, ou de criminels de bas étage), on rend obèse le code pénal pour les petits larcins et illisible pour les délits des argentiers du parti – propriétaires des carrières politiques, on rend la justice inopérante. On désengage l’État dans des domaines vitaux au bien-être collectif, et quand le peuple rouspète soit on pointe la dette publique (en ayant allégé ses copains richissimes d’impôts et diminué à rien les charges sociales des multinationales) soit on pointe un organe régional hors des frontières nationales (que le peuple ne voulait souvent pas et qui lui a été imposé par les mêmes qui l’accusent de leur avoir retiré tout pouvoir).

Puis le peuple, enragé, en colère, un peu beaucoup analphabète fonctionnel, un peu beaucoup « il faut que quelqu’un paie », vote pour celui qui lui dit ce qu’il veut entendre (c’est-à-dire un de ceux qui l’ont quand même foutu dans le bordel, ou qui lui promette bien pire – mais ça il ne le dira pas haut et fort avant d’être élu, il l’écrira dans son programme électoral volumineux sans images et vidéos – publié quelque part sur son site internet – et comme le peuple a de la misère à lire ou n’aime plus lire ou ne lit que des mots avec des images et des vidéos, c’est tout bon).

Surtout le peuple vote pour lui s’il a l’intelligence de cogner sur les étrangers, certaines races, certaines religions, s’il a l’intelligence non pas de parler d’aspirations qui tirent vers le haut le peuple mais d’émotions de caniveau qui le maintient dans la boue. S’il a cette intelligence-là, le fossoyeur-sauveur ou le pompier-pyromane, sera triomphalement élu par le peuple pour enfoncer le dernier clou sur le cercueil du peuple. Voilà tout le tragico-comique de notre réalité contemporaine. Cela ne fait pas toujours rire. Mais tu sais ce que l’on dit : on ne peut pas rire de tout avec tout le monde.

Donc, en bref, l’État est mort. Contrairement à l’idée qui veut que cette mort de l’État soit le signe même de l’anarchie, la mort de l’État ne produit pas de l’anarchie car avant sa mort, ses fonctions essentielles ont été transférées à des pôles d’autorité non-étatique et à des acteurs sans souveraineté dans le sens étatique classique (et sans légitimité politique dans son sens classique).

 

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Cette réalité d’un État disparu nous ramène dans un monde déjà historiquement connu : la féodalité. Nous sommes de retour aux X – XVe siècles.

Le monde contemporain est ainsi loin de l’anarchie, c’est un monde féodal. Faut-il le rappeler, la féodalité naît du « déclin de l’autorité publique et de l’autorité centrale affaiblie par le démembrement carolingien ».

C’est un « système de contrats interpersonnels », la féodalité est « une sorte de confédération de principautés, de seigneuries, de fiefs, concédés à des seigneurs investis chacun d’un pouvoir souverain sur leurs propres domaines, mais inégaux en puissance, subordonnés entre eux et ayant des devoirs et des droits réciproques ».

Ces « fiefs constituent l’unité politique de base », ils sont souvent en conflits les uns avec les autres et « peuvent être suffisamment puissants pour contester l’autorité du roi ». Le « vassal es celui ayant reçu du seigneur suzerain une propriété territoriale nommée bénéfice ou fief ainsi que sa protection, doit en contrepartie accomplir pour lui certaines obligations » à l’instar des tâches militaires, financières, judiciaires etc.

Les « serfs sont des personnes attachées à la terre du seigneur, avec qui ils ont un rapport de vassalité – de vassaux à suzerain ». Par extension, « le terme féodalité est utilisé pour qualifier le pouvoir considérable que peuvent détenir certaines classes de la société. Exemple : la féodalité financière, industrielle. »

En gros, nous sommes un peu de retour au Moyen Âge. Une aristocratie particulière se constitue (elle se reproduit dans un cercle fermé), un peuple analogue aux paysans du Moyen Age qui contrairement à ces derniers a pour les besoins de son exploitation la capacité de lire (mais pas trop tout de même). Nous vivons dans une société contemporaine de contractualisme inter-personnel, de dettes mutuelles, le lien transpersonnel qu’est la loi sert simplement à une fonction spécifique pacifier autant soit peu l’espace social (par l’institution d’un tiers tutélaire de l’autorité de juger impartialement les comportements et de prescrire de façon générale les attitudes attendues, ce qui implique l’existence et l’application d’un régime de sanctions par exemple).

Mais, la plupart du temps, la loi n’est pas impliquée dans nos interactions quotidiennes au niveau micro-social, ce qui est mobilisé c’est l’idée de ce contrat noué dès la constitution de l’intersubjectivité. Comme Goffman l’a théorisé, l’intersubjectivité est avant tout un rite d’interaction, la vie sociale mise en scène théâtrale – nous portons des masques (persona) : c’est je te présente ma face (persona – masque) et toi la tienne, le contrat de validation mutuelle est nécessaire afin de rendre l’espace social vivable.

Les relations sont une contractualisation inter-personnelle : je t’aime donc tu dois m’aimer, je like ta photo donc tu dois liker la mienne, je te respecte donc tu dois me respecter, etc.

Poussé à son paroxysme cette contractualisation que rend possible notamment le libéralisme individualiste conduit paradoxalement à des situations d’aliénation, d’esclavagisme. On décide librement de devenir serf, ou on croit exercer notre liberté de devenir serf. De l’autre. En échange, cet autre s’engage à nous faire profiter de quelques services ou de quelques satisfactions. Cette contractualisation inter-personnelle de la vassalité est une expérience que nous pratiquons de plus en plus, sans en avoir même conscience. Comme je l’ai souvent dit nous transférons à d’autres un excessif pouvoir d’autorité qui devient un pouvoir de domination. Mais cela nous satisfait souvent, ou nous arrivons à nous persuader que cela est pour le meilleur de notre intérêt.

 

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Sur le plan moins atomiste ou en dehors du niveau micro-social, ce contrat inter-personnel de vassalité est celui de nos gouvernants politiques avec les seigneurs (de l’économie nouvelle, des industries, etc.).

À écouter leurs discours, cette soumission est justifiée par la protection offerte par les seigneurs (protection contre le chômage, par exemple). Protection aussi du fait qu’ils sont les experts de leurs domaines respectifs et donc cette connaissance – nouvelles Lumières dans un monde dit-on d’obscurantisme et brouillage (que les seigneurs ont très souvent construit) – nous protège tous du vide terrible presque apocalyptique qui nous menace. La connaissance que dit l’expertise dans un monde au peuple analphabète fonctionnel est l’équivalent de nos jours de l’or noir, du pétrole.

La connaissance est aussi le nouveau sang bleu, celui de la nouvelle aristocratie. Il ne s’agit pas d’argent, de fortune, des trucs de cette vulgarité, non il est question du pouvoir de la connaissance à une époque où l’accès au savoir est rendu de plus en plus compliqué, à une époque où savoir est la source de toutes les révolutions disruptives (de notre vision du monde et de nous-mêmes) récentes que ce soient la technologie, les arts, l’économie, etc.

Cette connaissance n’est pas simplement une question de savoir encyclopédique, non elle est plus que ça : elle est novatrice et de l’innovation, de la maîtrise en profondeur du sens du réel, de l’anticipation de l’au-delà du maintenant, de la projection dans le futur bien plus qu’immédiat. C’est une connaissance radicale et transformationnelle.

Ce n’est donc pas simplement savoir lire, écrire, réfléchir, c’est quelque chose d’autre, et c’est en quoi ces nouveaux aristocrates ne constituent pas la norme, ils ne sont pas nécessairement ou uniquement des sur-diplômés (ils le sont généralement), ils ne sont pas simplement ou nécessairement des diplômés d’écoles prestigieuses (ils sont généralement des diplômés de telles écoles), eux ils forment un cercle très restreint et un réseau d’influence considérable.

On ne verra pas ces nouveaux aristocrates sous les feux des projecteurs (quelques-uns seulement, mais pas tout le temps), ils sont trop intelligents pour savoir que le vrai pouvoir ne s’exhibe pas, il s’exerce dans l’ombre et dans l’anonymat (d’ailleurs l’anonymat devient de plus en plus un luxe, ils se paient donc ce luxe). Mais les « décideurs » savent qui ils sont, et c’est à eux qu’ils se soumettent.

Ces nouveaux seigneurs ne sont pas si nouveaux que ça, sur le plan historique. Derrière les révolutions qui ont fait basculer l’humanité dans un autre univers de sens et de significations, il y a toujours eu de tels groupes d’esprits qui ont été par l’influence de leur connaissance à l’origine de tels basculements. Nous en connaissons quelques noms, ils reviennent tout le temps lorsque nous discutons de notre modernité, on en parlera aussi lorsque nous discuterons de notre postmodernité. A la différence que de nos jours, ces esprits constituent un groupe particulièrement insaisissable.

Les milliardaires contemporains ne sont pas tous de tels aristocrates, beaucoup sont seulement des héritiers, seulement quelques-uns sont de la nouvelle aristocratie. Beaucoup de gens riches de nos jours sont comme le peuple qu’ils méprisent : jetables. Ils sont du fric, mais n’ont pas vraiment de pouvoir, ils peuvent disparaître et personne ne s’en souviendra, beaucoup les remplaceront comme si de rien était, il s’agit donc pas de fric.

Nos nouveaux seigneurs devraient faire l’objet d’une bonne recherche sociologique. Étudier ce groupe fascinant de personnes dont on ne sait presque pas grand-chose et qui ont un tel impact sur nos existences et notre avenir. Bref, beau challenge si tu cela t’intéresses.

 

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Nous sommes donc dans un monde de féodalité, le monde est une confédération de principautés (à leur tête des princes économiques, industriels, intellectuels, artistiques, etc.), de seigneuries, avec chacun des pouvoirs spécifiques et quasi illimités, tout en étant inégaux dans leur puissance. Ces domaines sont des unités politiques et idéologiques, et certains de ces princes et seigneurs sont suffisamment puissants pour défier impunément la loi et contester son autorité presque impériale.

Ils transmettent à leurs vassaux des consignes concernant leurs obligations (militaires, financières, économiques, sociales, etc.), il suffit quelques fois d’entendre les décideurs politiques en conférence de presse tout en lisant les rapports d’expertise élaborés par ces seigneurs et ces principes pour se rendre compte les politiciens sont de surdoués perroquets.

Ce sont donc eux qui mettent dans les bouches des politiques les mots qu’il faut, ce sont eux qui définissent l’agenda du politique, on le voit souvent à davos mais ils peuvent être partout ailleurs où les caméras tapageuses et trop voyeuses n’ont pas droit de cité. Les politiciens se chargent de transposer sur le plan réglementaire des principes et des valeurs dont personne n’a vraiment discuté : les lois écrites par ces seigneurs et ces princes sont votées par des parlements dont de riches propriétaires financent d’ailleurs.

Voilà aussi pourquoi notre monde n’est pas anarchique, il est parfaitement régulé, réglementé.

La profusion de normes et de régimes normatifs loin de créer du foutoir contribue au contraire à bien ordonnancer chaque aspect singulier de notre réalité complexe, l’impression de foutoir est illusoire car quand on l’examine de près tout se tient (les différentes normes se complètent très souvent plus qu’elles ne s’opposent, et quand c’est le cas la relative puissance tutélaire du droit par l’entremise du juge met de l’ordre dans le bordel).

Et même en dehors de cet aspect légaliste, certaines pratiques un peu de la nature du gentlemen’s agreement s’imposent à des acteurs qui se côtoient, se fréquentent, ont très souvent des intérêts communs (bien que publiquement opposés) du fait de leur interdépendance.

Il y a quelques semaines je disais à une personne que le grand blond de la maison blanche ne bombarderait pas l’iran et n’envahirait pas le maduro-land, très simplement parce que lorsque l’on analyse d’un les enjeux géostratégiques de ces régions c’est compliqué de telles manœuvres (pour dire c’est irrationnel en termes de gains de la puissance), de deux en termes d’intérêts économiques je doute que cela fasse vraiment le jeu des multinationales yankee, et de trois l’opinion publique internationale n’est plus rien du tout dans un monde de guerre de l’image réputationnelle et de croisades morales.

Pour dire, plus aucune puissance ne peut se permettre de détériorer son image durablement, il se joue là une question de soft power dans un monde qui est de moins en moins celui du hard power, la russie et la chine voire israël et même l’arabie saoudite font tout pour modifier leur image et gagner en influence soft power, du côté de la morale comment envahir et bombarder un pays en prétendant défendre des valeurs morales humanistes ou démocratiques si aux yeux de l’opinion l’on est l’agresseur ou le fouteur de troubles ?

De plus, nous vivons dans une époque où il est de plus en plus difficile de justifier le deux poids deux mesures, des actions de double standard, défendre un régime liberticide d’un côté et jouer aux défenseurs de la liberté de l’autre, l’opinion publique n’est pas le peuple, ce sont les faiseurs de morale que sont les acteurs de la société civile internationale, ce sont eux qui montent au créneau et dont on entend les discours partout et non monsieur tout le monde, il ne faut pas être naïf entre eux et les États c’est une guerre d’influence et de pouvoir.

 

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Donc, en gros, le monde n’est pas une anarchie. Il est parfaitement ordonnancé. La guerre en tant que rupture de la paix par des conflits qui dégénèrent et quittent le cadre de la médiation qu’impose la vie éthique internationale (respect des lois d’universalité et de réciprocité), est plus quelque chose d’exceptionnelle, d’anormale, une anomalie. Il n’y a pas de guerre à chaque coin de rue du monde.

Les conflits sont naturels, nous sommes plus portés à être en conflit parce que nous sommes chacun singulier, nous sommes en conflit avec notre environnement parce que nous y trouvons des trucs qui ne nous satisfont pas, nous sommes en conflit avec nous-mêmes parce que nous sommes traversés par des contradictions, nous sommes donc naturellement en lutte et ce n’est pas si mal (parce que par rapport à l’autre cela nous pousse à le ré-actualiser, à nous-mêmes à modifier notre cadre symbolique dont de nous faire évoluer en nous re-découvrant, à trouver des solutions créatives par rapport aux problèmes de notre environnement, etc.).

Le conflit est potentiellement une source d’enrichissement et de développement du langage, on crée redéfinit des mots, on redonne aux choses d’autres significations etc. Le conflit n’est pas nécessaire pour parvenir à faire tout ça, mais souvent c’est par lui que nous y arrivons.

Si le monde n’est pas anarchique, l’Homme comme je l’ai montré n’est pas réductible à une vision pessimiste hobbesienne. L’Homme est méchant, mauvais, bon, solidaire, égoïste, humaniste. Il est tout ça. L’Homme est beaucoup plus un agent social et moral qu’un animal politique.

 

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D’abord parce que nous ne naissons pas dans une jungle, dans l’état de nature, nous naissons dans des communautés qui sont structurées par des normes et des principes, qui sont animées d’idéologie, et cette réalité fait que dès le départ nous sommes plus ou moins disciplinés. La discipline se fait par l’apprentissage des règles de socialisation, on apprend à connaître et à maîtriser les grammaires de la reconnaissance, on nous inculque des valeurs initiales (ainsi l’individualisme et le collectivisme ne sont que des produits des contextes sociaux, personne ne naît individualiste ou collectiviste, on n’apprend à l’être par le contexte social, celui-ci l’imprime dans notre psychè).

Ensuite, nous apprenons à nous singulariser, et cette singularisation est la première cause de conflit entre nous et nos premières identifications (nos parents, nos proches, etc.). Puis, à force d’expériences à travers lesquelles on se construit une personne (le Soi) et une personnalité (tous les traits d’individualisation du Moi qui est verbalisé par le Je).

On s’inscrit dans un continuum mémoriel et temporel, nous apprenons rapidement que nous sommes des héritiers d’une mémoire et d’un dépositaire d’un passé, on nous apprend à les respecter et à les vivifier. Donc, de façon originaire nous naissons dans une communauté sociale qui est aussi une communauté morale. Dès notre naissance, on nous donne accès à cette espèce de Décalogue dans lequel sont inscrits les commandements moraux qui prescrivent moralement et établissent des obligations absolues.

L’accès à ce Décalogue a un effet d’importance : nous apprenons à distinguer le bien du mal, nous apprenons à regarder le monde dans ce dualisme du bien et du mal. C’est cet état qui nous révèle ce qu’est la déviance.

Nous intériorisons donc ce dualisme et il nous sert en premier à nous définir mais aussi à nous positionner en tant qu’agents moraux. Au fil de nos expériences, de notre construction, nous prenons conscience que nous sommes davantage des autonomies de la volonté que de simples objets inertes.

C’est à partir de cette conscience que nous nous rendons compte de tout le pouvoir que nous ayons en tant que liberté, notre conscience devient une instance critique, et la première vraie question qui en émane est le « Pourquoi ? » qui succède au « Qu’est-ce ? » de nos moments de relative passivité qu’est la petite enfance.

Le pourquoi est la première question de la liberté. Elle dit une incompréhension, un non-sens, un illogisme, elle demande une clarification une évaluation une mise à distance un trouble un flou une réflexivité. Le pourquoi est le premier saisissement de nous-mêmes en tant que liberté. A partir de lui, tout est vraiment possible. Et cette question est souvent la crainte de tout fondamentalisme ou de tout régime fondamentaliste, elle est dangereuse pour l’ordre établi.

En apprenant à devenir des agents moraux et sociaux, nous apprenons après coup à devenir des animaux politiques. La politique est une manière de conduire, de gouverner, d’administrer son environnement, pour la réalisation de finalités précises. Il est question de le posséder ou tout au moins d’y exercer un relatif contrôle, toujours dans un but ou des objectifs déterminés.

La politique est toujours vouée à quelque chose que l’on souhaite. La pratique politique est instrumentale, elle n’est pas axiologique, sur ce point Machiavel, Clausewitz et Sun Tzu l’ont parfaitement démontré. Il ne s’agit donc pas de valeurs, il est question de pouvoir.

Pouvoir dans le sens d’influence et de capacité à influencer. Un enfant fait de la politique lorsqu’il sait que pour obtenir un chocolat il va sans doute faire un beau dessin à son parent, ou un sourire très attendrissant. Il a un objectif clair, il réfléchit intuitivement aux meilleurs moyens d’y parvenir, et il agit en conséquence.

Il ne se demande pas trop si c’est bien ou c’est mal, sourire est instrumental, il ne se dit pas que cela d’un point de vue axiologique ou en termes de valeurs morales son sourire ou son dessin visant cette finalité qu’est l’obtention du chocolat relève un peu beaucoup de la manipulation (donc du fait de faire de son parent une sorte de moyen afin d’arriver à une fin très égoïste, et c’est dans ce sens qu’il est un animal : organisé mais en dehors de tout système moral ou dans l’ignorance de toute considération morale).

 

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C’est ainsi que l’agent social et moral devient un animal politique, un loup pour autrui ou une autonomie de la volonté mue d’une rationalité instrumentale et de motivations prudentielles. C’est pourquoi il est souvent dit que la politique est amorale, seul compte les finalités, je te dirais la politique est une morale de l’intérêt bien plus qu’elle n’est amorale (sans moralité si tu veux).

De la sorte, comme tu le vois, tous ces états différents de l’Homme font en sorte qu’il est bon (agent moral agissant en conformité des commandements du Décalogue), humaniste (imprégné notamment du principe de cette idéologie qu’est le solidarisme), méchant (à même d’agir intentionnellement en voulant faire mal – donc en violant les règles morales du Décalogue dont il a conscience, de façon très égoïste en déconsidérant les règles de socialisation comme celle de l’estime réciproque – agir par exemple en étant méprisant, humiliant, etc.).

Cet Homme est ainsi celui susceptible d’acte de barbarie mais aussi celui qui permet de sauvegarder l’humanité (comme toi et moi on l’a vu avec l’exemple de la sanction).

 

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Cet Homme figure donc foncièrement complexe fait en sorte qu’il ne peut vraiment avoir de présupposé réducteur, tout présupposé doit remplir une seule fonction : offrir un cadre initial de compréhension à partir duquel on va à sa découverte (dans son contexte précis, dans sa situation particulière, dans sa singularité).

Nous avons tous besoin d’un cadre initial de compréhension qui fait en sorte que nous simplifions le réel, le monde, afin de le rendre saisissable et même tangible. Seulement, nous devons aller au-delà pour ne pas nous emmurer dans des a priori et des certitudes qui ont souvent l’effet de faire de nous de momies-zombies et des autres des définitions grossières (de telles définitions ayant de mémoire conduit au massacre).

Aujourd’hui, plus que jamais, nous devons aller au-delà du simplisme et de la définition grossière de l’autre (et peut-être de nous-mêmes, nous peuple analphabète fonctionnel). C’est l’une des seules manières afin d’éviter la barbarie, le choc des inhumanités (tu remarqueras le clin d’œil au titre-choc huntingtonien).

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